Entreprenariat et accès à l'emploi dans les campagnes franciliennes : quelles problématiques, quelles solutions ?


Carole JUNG, Membre d’honneur de l’association Dirigeantes Actives 77

Je travaille au départ à Paris dans une grosse entreprise, en tant que graphiste. Je fais un bébé, et là je me dis, « Non, je ne veux plus vivre à Paris ! ». J’arrive alors dans un village : pas de crèche, pas de maternelle, pas de transports… Le changement de vie fut quelque peu abrupt !

J’estime qu’environ 8 femmes sur 10 en milieu rural arrêtent de travailler pour s’occuper des enfants, puisqu’il n’y a pas grand-chose comme services au quotidien. En parallèle, je deviens freelance en tant que graphiste, scénographe et artiste plasticienne. Donc, pas d’horaires précis, le bébé au sein, la course pour arriver à l’heure à l’école, le manque de travail… C’est un choix de vie, évidemment, je ne voulais plus être à Paris, je ne me plains pas du tout. Et en tant que graphiste, pas d’inégalité de traitement entre hommes et femmes, on gagne autant, on est vraiment à égalité professionnelle, il n’y a pas d’hommes misogynes dans ce milieu, en tout cas je n’en ai pas connus.

Ces problèmes de manque de crèche et de transports font que la vie de femme change forcément. En tant que freelance, on doit organiser tous les aspects de la vie, la maison, les enfants, l’activité professionnelle… On court beaucoup, mais comme on est des superwomen, on y arrive, il suffit d’étendre son linge à 2 h du matin ! (rires) Mais quand on vit dans un village, malgré cette qualité de vie et cette autonomie professionnelle, par rapport à la ville, on est quand même éloignées, et c’est beaucoup plus compliqué professionnellement.

J’ai découvert alors cette association, Dirigeantes actives 77, qui m’a ouvert plein d’opportunités. J’y suis allée parce que je ne pouvais plus être seule pour tenter de me créer un réseau. Je m’y suis inscrite, les portes se sont ouvertes, avec des professions complètement différentes, et cela m’a beaucoup apporté. Quand j’étais à Paris, j’étais toujours dans le même réseau, le réseau « branché / bobo / artistes ». A la campagne, je n’étais plus dans ce milieu-là, j’ai rencontré plein de gens très différents, et de professions très diverses.

L’association est destinée aux femmes dirigeantes, en entreprise ou en freelance. Nous avons plusieurs événements, dont « Haute fonction » dont l’idée est de faire se rencontrer une entrepreneuse et un élu municipal ou un député, afin de faire comprendre ce qui se passe en Seine-et-Marne : quels sont les besoins des entrepreneures, comment créer des ponts avec les élus, etc. L’idée est vraiment de créer des ponts entre les gens, dans un département qui a la particularité d’être le plus grand de France. Quand on habite dans un petit village, ce n’est pas facile d’entrer dans un réseau et de créer des liens.

Cette association, on n’y adhère pas pour trouver de l’argent, mais pour rencontrer des gens différents, des cultures différentes, et aussi parce qu’on a nos problèmes de femmes, en plus des problèmes professionnels. Avoir une copine avocate, ou fleuriste, ça peut aider. Et ce partage entre femmes est très important, en particulier quand il faut gérer des situations de burnout. Je ne me suis pas inscrite à cette association pour trouver du travail, mais en parlant, en écoutant, en aidant les copines qui lancent leur activité, on finit par trouver des opportunités professionnelles.

Paul DAULNY

Vous nous expliquez finalement que le fait de créer du réseau, cela vous permet aussi de palier à cette relative absence des services publics ?

Carole JUNG

Oui, mais pas seulement. Quand on habite dans un village, par choix, ce n’est pas évident d’avoir certaines liaisons. Quand on habite à Paris, c’est tout de même beaucoup plus simple, les réseaux sont différents, mais je préfère vivre dans un village… dans un village avec un réseau !


Elodie BERGERAT, Directrice de Mille-pattes - halte-garderie itinérante de l’agglomération Coulommiers Pays de Brie

Je dirige Mille-Pattes, une structure qui existe depuis mai 2004, qui est gérée par la communauté d’agglomérations Coulommiers Pays de Brie. Elle a la spécificité d’être itinérante, donc on se déplace chaque jour sur une commune différente appartenant à la communauté d’agglomérations (Boissy-le-Châtel, Mouroux, Chauffry et Saint-Augustin). On accueille aussi des enfants sur un quartier de Coulommiers où résident des familles défavorisées. On inclut les enfants à partir de trois mois et jusqu’à quatre ans, avec une capacité d’accueil de 12 enfants par demi-journée, et nous sommes deux professionnels pour accueillir les enfants.

Comme nous accueillons à la demi-journée, la plupart des mamans qui font appel à nos services sont en congé parental et y trouvent une bonne manière d’initier leur enfant à la vie en collectivité, en vue de la future rentrée à l’école. Au départ, elles ont du mal à y trouver un intérêt pour elles-mêmes, c’est vraiment focalisé sur l’enfant. Mais petit à petit, elles commencent à y trouver une utilité pour elles : d’abord pour faire le ménage, les courses, les tâches familiales, mais au fur et à mesure des années, elles y trouvent un intérêt plus concret, pour suivre une formation ou prendre le temps d’élaborer un projet professionnel, ou d’étudier une reconversion professionnelle.

Plusieurs femmes n’ont pas vraiment fait le choix de venir vivre en zones rurales. Beaucoup de familles habitaient en proche banlieue parisienne et finissent par acheter une maison en zones rurales pour baisser les coûts du ménage. C’est souvent le mari qui part travailler le matin avec la voiture, et les mamans se retrouvent assez démunies et seules, dans des petites communes avec fort peu de transports en commun.


ÉCHANGES AVEC LA SALLE


Marie-Josée THOURET

C’est aussi à cause de la crise du logement social en région parisienne, beaucoup de familles pensent qu’il y a plus de possibilités en zones rurales. La préfecture, systématiquement, lorsqu’un logement se libère, nous adresse des candidatures de la proche région parisienne mais, très souvent, les familles refusent un logement sur Coulommiers à cause du manque de moyens de transport et des inquiétudes sur les opportunités de travail.

Pauline LE VOT

Ce qui ressort finalement de toutes vos interventions, c’est la notion d’isolement.

Marie-Josée THOURET

Il y a beaucoup de familles monoparentales, beaucoup de femmes seules. C’est bien pour cela que le quartier des Templiers a été identifié en Quartier Prioritaire de la Politique de la Ville (QPV). J’ai beaucoup de locataires de HLM qui prennent le train tôt en matinée pour aller travailler, pendant que le grand garde le plus petit, etc., et qui finalement n’ont pas la reconnaissance non plus d’un travail à plein temps. On est alors confronté à une génération d’enfants plus ou moins livrés à eux-mêmes, parce qu’il n’y a pas de crèche, pas de nounou dans le secteur… Quand on rencontre ces mères, on voit qu’elles sont en détresse, assez paumées en tant que femmes seules et sans reconnaissance.

Marie-Pierre BADRÉ

Sont-elles déjà arrivées là en familles monoparentales ou bien ce sont des couples qui explosent après leur installation ?

Marie-Josée THOURET

Il y a les deux. Souvent il y a une surpopulation dans les logements, on héberge des membres de la famille dans une chambre du F4, sans les déclarer, et ce sont des femmes de bonne volonté, qui voudraient trouver un travail, mais ce n’est pas facile, il y a une vraie difficulté.

Marie RICHARD

Ce qu’on évoque là, c’est réel, mais c’est propre à la région Ile-de-France et à l’attractivité du département, ce n’est pas de la ruralité comme à Guéret j’imagine. On est en train d’évoquer la situation d’un territoire rural en évolution, en situation d’attractivité, avec de l’emploi qui est éloigné.

Marie-Pierre BADRÉ

La ruralité, c’est aussi des gens qui se sont déplacés dans notre département et qui sont confrontés à l’absence de services publics. Ces gens-là ont aussi des difficultés, liées à la ruralité, qu’on ne peut pas ne pas prendre en compte. Ils ont fait le choix de venir vivre hors de Paris et ils se retrouvent confrontés à ce manque de services publics au quotidien.

Patricia LEMOINE

J’ai la chance de siéger à l’Association des Communautés de France (AdCF), donc je côtoie beaucoup de présidents d’intercommunalités, issus de toute la France, y compris les départements d’outre-mer. Cette instance me permet de comparer ce que nous faisons en région Ile-de-France par rapport aux formes de mutualisation qui s’organisent très naturellement ailleurs. On peut faire le constat que, par exemple, l’intercommunalité développe des formes de mutualisation et de solidarité que nous ne sommes pas capable de développer en Ile-de-France.

Et je pense que c’est un problème de mentalité : le « Francilien » est plutôt dans la posture, dans un positionnement de pouvoir, d’affirmation de son autorité, et c’est vrai y compris du côté des élus ! Bien sûr il y a des contre-exemples, notamment en Seine-et-Marne, mais on voit bien quand on compare l’état d’avancement des formes de mutualisation et de solidarité en Corrèze, sur le littoral ou à la montagne, qu’ils sont tous beaucoup plus avancés que nous. Les projets de micro-crèches existent depuis très longtemps, alors que ce sont des formes d’organisation que nous ne développons que depuis quelques années. Sur le territoire du Pays Créçois, nous avons aujourd’hui trois crèches de 55 berceaux, 45 berceaux et 20 berceaux. La liste d’attente pour accueillir des enfants est extrêmement importante, et dans une petite commune de 300 habitants à peine, avec l’aide d’un partenariat privé, une micro-crèche a été mise en place avec 10 places permanentes. Et cette micro-crèche fonctionne très bien, mais les familles avec des moyens financiers limités ont du mal à payer une micro-crèche alors que dans une crèche portée par une intercommunalité, le paiement se fait par quotient familial.

Si les familles sont en état de précarité, ce qui est souvent le cas en milieu rural, notamment pour des mamans qui se retrouvent avec plusieurs enfants, elles ne sont pas en capacité de mettre l’enfant en micro-crèche à cause de moyens financiers insuffisants. Dans les territoires dont je vous parle, des formes de solidarité permettent qu’il y ait une avance versée aux familles qui utilisent les micro-crèches. C’est l’intercommunalité qui va récupérer le paiement de ce qui est dû, et c’est elle qui paie à la micro-crèche le montant qui est calculé par la CAF en fonction du quotient familial. En Ile-de-France, allez proposer une telle solution, on vous regardera avec de gros yeux en vous disant que ce n’est pas possible. Et je vous assure que des exemples comme ceux-là, j’en ai à foison. On a un problème de mentalité en région Ile-de-France, et nous avons une responsabilité, en tant qu’élus, de faire bouger les lignes ! Et c’est à nous, les femmes, de prendre ce problème à bras le corps, pour essayer de faire évoluer les mentalités, si on veut espérer pouvoir réduire les inégalités.

Paul DAULNY

Il y a encore aujourd’hui en Ile-de-France des communes qui vont avoir un mode de calcul du quotient familial défavorable à la monoparentalité, en comptant des parts par personne constituant le couple plutôt que par famille. Le guide « La budgétisation sensible au genre » couvre plusieurs cas concrets, qui montrent un différentiel de plus ou moins 300 € selon qu’il s’agit de familles monoparentales ou pas.

Centre Hubertine Auclert, La budgétisation sensible au genre

Sur la halte-garderie itinérante, vous avez donc 12 enfants sur une demi-journée, ce qui permet de dégager du temps pour des femmes qui auraient la charge de leurs enfants dans la semaine, et pourraient ainsi les faire garder une demi-journée ?

Elodie BERGERAT

On traite des inscriptions tout au long de l’année, les familles bougent tellement à l’heure actuelle que depuis deux ou trois ans, les plannings sont constamment bouleversés, c’en est même assez déstabilisant. Précisons qu’une même famille a droit à trois demi-journées de garde dans une même semaine. Mais la plupart des familles utilisent deux demi-journées par semaine.

Marie-Pierre BADRÉ

Et du coup, ces familles peuvent envisager une formation professionnelle ou un travail à temps partiel.

Paul DAULNY

Lorsqu’on a conçu cette journée, on était sur la question des services publics locaux, on voit avec votre témoignage comment on peut justement adapter des services publics aux réalités du monde rural. Et vous avez toutes insisté sur l’importance de créer des liens, des réseaux, que ce soit avec l’association Dirigeantes actives 77 ou avec cette halte-garderie itinérante.

Marie-Pierre BADRÉ

La Seine-et-Marne est un territoire rural, est-ce qu’Anne-Marie a connu des solidarités dans le milieu agricole, comme celles qu’évoquait Patricia tout à l’heure ?

Anne-Marie NUYTTENS

Il faudrait trouver plein de petites idées, comme cette halte-garderie. Des choses bien concrètes, pour créer du lien. Par exemple pour les mobilités, un service de petits bus entre les villages. Pour ce qui est de l’agriculture, on est déjà en réseau partout, la FNSEA est une grosse machine organisée en réseau. Une solidarité concrète dans ce réseau, c’est celle de la santé. Mon mari est tombé gravement malade en août 2003, alors que nous étions en pleine activité. Très vite, via notre syndicat, d’autres agriculteurs sont venus nous aider, alors même qu’en temps normal, on est plutôt concurrents qu’autre chose.

Marie-Josée THOURET

Cette population nouvelle, qui « tourne », elle est venue paupériser la ruralité existante, et elle a plus ou moins masqué les gens qui habitaient Coulommiers. Ce n’est plus du tout la même ville rurale aujourd’hui. Coulommiers était une « ville de province », bien qu’elle soit proche de Paris, et aujourd’hui l’isolement s’accentue, financièrement et intellectuellement.

Paul DAULNY

Du coup, l’idée de créer du lien, c’est typiquement une préconisation possible pour les collectivités locales. Est-ce qu’il n’y a pas une instance privilégiée pour créer ce lien, sur le territoire de la commune ?

Autre aspect mis à jour : l’importance de mettre en réseau aussi les communes entre elles, pour intervenir à l’échelle intercommunale.

Marie RICHARD

Il faut parler aussi du bénévolat et de la vie associative. Rappelons que beaucoup de bistrots ont fermé. Or, il s’agissait de lieux de socialisation, pour le meilleur et pour le pire, mais qui permettaient d’établir un relationnel extraordinaire. A la Ferté-sous-Jouarre, on s’est aperçu, lorsque l’antenne Pôle Emploi s’est installée, que les visiteurs restaient entre eux, hommes et femmes, dans le hall d’entrée, simplement pour parler. Nous avons alors mis en place un lieu d’écoute, tenu par des bénévoles, plutôt âgés, qui étaient là essentiellement pour écouter les gens parler. On pouvait ainsi détecter un problème social, mais ce n’était pas discriminant de venir dans ce lieu, on y venait pour discuter.

Patricia LEMOINE

A Condé-Sainte-Libiaire, on a la chance d’avoir une petite bibliothèque, animée par un agent intercommunal à l’heure actuelle, et par des bénévoles. Et nous avons fait le choix d’en faire un lieu de partage, avec des fauteuils, des chaises, un ordinateur, pour permettre aux habitants de simplement discuter entre eux. Aujourd’hui, il y a des gens qui viennent à la bibliothèque, mais jamais pour prendre un livre ! Ils restent là pour discuter, hommes et femmes d’ailleurs. Aujourd’hui cette bibliothèque est un lieu ouvert, on y fait des apprentissages sur la cueillette des champignons, sur l’installation d’un aquarium, etc. Et ce lieu permet finalement de lutter contre la précarisation sociale qui peut s’installer chez les personnes âgées, mais aussi chez de jeunes couples.

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