Freins et leviers pour l’accès des femmes à l’emploi et à la création d'entreprise dans les territoires ruraux : quels enjeux ?


Paul DAULNY, Chargé d’accompagnement des collectivités locales et des syndicats au Centre Hubertine Auclert

Pauline LE VOT, Chargée d’étude « Femmes et ruralité » au Centre Hubertine Auclert

Quelques statistiques permettent de mettre à jour le réel enjeu que représente l’accès des femmes à l’emploi et à la création d’entreprise en zone rurale.

  • Un chômage plus important pour les femmes en zones rurales :

Le taux de femmes occupant un emploi est un peu plus élevé en zones rurales qu’en zones urbaines, avec près de 62 % contre 59,7 %. Mais pour les hommes, cette distinction n’existe pas. Le taux de chômage des femmes en zones rurales, s’il est moins élevé que sur le reste du territoire, est supérieur de 2,4 points à celui des hommes, contre 1,1 point d’écart en zones urbaines. L’inégalité d’accès à l’emploi entre femmes et hommes est donc renforcée en zones rurales. L’écart est encore plus grand pour les femmes de moins de 24 ans, avec 6,5 points en leur défaveur dans les zones rurales, contre 0,6 points d’écart dans les zones urbaines.

  • Des contrats précaires malgré un bon niveau de diplôme :

En zone rurale, 16 % des femmes occupent des contrats précaires (CDD, intérim, hors apprentissage), contre 11 % pour les hommes. C’est 2 points de plus pour les femmes vivant en zones rurales qu’en zones urbaines alors que le taux chez les hommes ne varie pas. La part des femmes occupant un emploi à temps partiel est plus élevée en zones rurales qu’urbaines (33,4 % contre 30,8 %), et bien plus élevée que la part des hommes (7,1 % en zones rurales et 7,5 % en zones urbaines).

Et pourtant, les femmes des zones rurales sont plus nombreuses à avoir un diplôme du supérieur que les hommes : 20 % contre 16 % pour les hommes ! Mais la différence dans les choix d’orientation est très marquée entre les filles et les garçons au niveau national, avec une orientation plus générale pour les filles et plus technique pour les garçons. Cette différence est encore plus marquée dans les zones rurales : l’écart est de 9,8 points entre hommes et femmes parmi les jeunes des zones urbaines qui vont dans les filières générales, mais il grimpe à 11,6 points dans les zones rurales. Les garçons se dirigent vers le bâtiment et la mécanique, les filles vers les métiers du sanitaire et du service à la personne. Mais dans les zones rurales, les offres d’emploi sont beaucoup plus tournées vers les secteurs de l’industrie, de l’agriculture et de la construction, dans lesquels les hommes sont surreprésentés.

  • Un accès aux formations rendu difficile :

L’accès aux formations continues est plus difficile dans les zones rurales, étant donné les difficultés de déplacement : 75 % des habitants et habitantes des zones rurales affirment ne pas avoir d’accès facile aux transports (bus, tramway, métro, réseau ferré local, mais aussi location de voiture ou covoiturage). 91 % des déplacements sont ainsi effectués en voiture alors que les femmes ont moins facilement accès à ce moyen de transport : dans les ménages hétérosexuels c’est en général le compagnon qui va utiliser la voiture, et le véhicule coûte très cher à l’achat et à l’entretien (le coût d’entretien est estimé à près de 300 € par mois). En 2007, 91 % des hommes possèdent le permis de conduire, contre seulement 76 % des femmes.

19 % des personnes interrogées déclarent avoir déjà renoncé à se rendre à un entretien d’embauche ou dans une structure d’aide à la recherche d’emploi parce qu’ils et elles ne pouvaient s’y rendre. Ce taux monte à 51 % pour les personnes ayant des revenus inférieurs à 1 000 €/mois.

  • La situation des exploitantes agricoles :

Les femmes ne représentent que 24 % des chefs d’entreprises agricoles. Sur les 175 000 conjointes de chefs d’exploitation, seules 14 % ont le statut de conjointe collaboratrice. Les hommes ne sont qu’un tiers à toucher des revenus supérieurs au SMIC, mais ce chiffre tombe à un quart chez les femmes. Seules 58 % des nouvelles mères ont recourt au congé maternité.

Entre 4 000 et 5 000 femmes travailleraient encore dans l’exploitation et de leur conjoint sans aucun statut, elles ne disposent donc pas de couverture sociale ni de cotisation retraite.

  • Entreprenariat et accès à l’emploi dans les campagnes franciliennes :

En Ile-de-France, les femmes représentent un tiers des créateurs d’entreprise. Les aides à la création d’entreprise ne bénéficient pas tant que cela aux femmes, notamment à cause de questions liées aux limites d’âge, alors que les femmes se lancent plus tard que les hommes dans l’entreprenariat. En zones rurales, les femmes qui se lancent ont en moyenne six ans de plus que la moyenne nationale. Les femmes ont tendance à se diriger vers le service à la personne et le commerce, des secteurs qui ne sont pas privilégiés par les aides à la création d’entreprise. Du coup, les entrepreneures qui finissent par abandonner leur projet donnent comme premier facteur d’abandon les raisons financières, puis l’articulation des temps de vie.

En zones rurales, l’accès aux offres de garde pour les enfants est particulièrement délicat : en 2010, en Seine-et-Marne, il y avait en moyenne 12 places en accueil collectif pour 100 enfants de moins de 3 ans, contre 40 places pour 100 enfants à Paris.


TOUR DE TABLE ET PREMIERS ÉCHANGES


Un tour de table est organisé afin que les participantes se présentent et puissent commenter les statistiques qui viennent d’être exposées.

Marie RICHARD, ancienne conseillère générale et ancienne maire de la Ferté-sous-Jouarre, un canton très rural du département, est aujourd’hui présidente du centre d’information-documentation jeunesse dans lequel elle s’emploie notamment à orienter les jeunes filles vers des métiers dits masculins, et les jeunes garçons vers des métiers dits féminins. Elle est aussi présidente d’une association locale d’insertion.

Elodie BERGERAT est directrice de la halte-garderie itinérante gérée par la communauté d’agglomération de Coulommiers Pays de Brie, structure créée en 2004. La mobilité, l’accès à l’emploi et à la formation sont des thématiques tout à fait concrètes pour les mères rencontrées dans le cadre de cette activité.

Céline BERTHELIN, adjointe de la commune de Boissy-le-Châtel, est maman de trois enfants et conjointe d’un agriculteur.

Ghislaine CHARRIEAU, conseillère conjugale et familiale, travaille au sein de la Maison Départementale des Solidarités de Coulommiers et dans des centres de planification, où elle rencontre des femmes en grande difficulté sociale dans le milieu rural.

Jacqueline COTTIER, agricultrice dans le Maine-et-Loire, en polyculture-élevage est présidente de la commission nationale des agricultrices à la FNSEA et membre du groupe Agriculture du Conseil Économique, Social et Culturel (CESE). Elle participe à la délégation Droits des femmes de la FNSEA, qui travaille en ce moment sur la répartition des temps de vie des femmes, entre vie familiale et vie professionnelle.

Anne-Marie NUYTTENS, agricultrice, interviendra lors de la première table de ronde de cette journée afin de faire part de son expérience de professionnelle du monde agricole sur le territoire de la Seine-et-Marne.

Laurence PICARD est élue de Coulommiers, vice-présidente de la communauté d’agglomération et conseillère départementale. Elle souligne que les statistiques qui viennent d’être présentées s’apparentent à un travail d’entomologiste sur ces curieuses créatures que sont les femmes rurales. Ces données brossent le portrait fidèle d’une réalité bien connue des femmes de ce département, qui sont souvent les premières victimes des difficultés d’organisation au quotidien, dans un territoire pourtant situé aux portes de Paris.

Patricia LEMOINE est présidente de la communauté de communes du Pays Créçois et maire de Condé-Sainte-Libiaire. Elle remarque qu’il y a 23 intercommunalités en Seine-et-Marne, mais seulement deux qui sont présidées par une femme, soit à peine 10 % des présidences, et cela alors que la parité était de mise au moment des élections de 2014 pour les communes de plus de 1 000 habitants. Il y a cependant un peu plus de femmes maires en Seine-et-Marne que précédemment, mais la distorsion entre milieu urbain et milieu rural est toujours aussi flagrante.

Pascal FOURNIER est vice-président de la région Coulommiers Pays de Brie, en charge des équipements sportifs et culturels et premier adjoint au maire à Coulommiers. Il précise qu’il a occupé des fonctions dans des instances de représentation du personnel, au sein d’une entreprise du CAC 40, expérience pendant laquelle il a pu s’apercevoir du différentiel entre les salaires des femmes et des hommes. Cette entreprise avait mis pas moins de neuf années pour résoudre enfin cette injustice flagrante.

Marie-Josée THOURET est élue à la mairie de Coulommiers, mais annonce être venue à cette réunion en tant que simple citoyenne et précise qu’elle vient d’un monde ouvrier, dans lequel elle a dû se battre en tant que fille, en tant que femme et en tant que mère. Responsable aujourd’hui des HLM sur le territoire de Coulommiers, elle remarque qu’elle doit toujours s’exposer, s’affirmer et s’imposer, face à un monde professionnel et social essentiellement composé d’hommes.

Carole JUNG, membre de l’association Dirigeantes actives 77, a travaillé à Paris avant de décider de s’installer à la campagne.

Sandra RESTINI, également membre de Dirigeantes actives 77, vit elle aussi à la campagne, après avoir longtemps travaillé à Rungis.

Clémence PAJOT, directrice du Centre Hubertine Auclert, précise qu’elle vient elle-même de la ruralité, en tant que fille d’agriculteurs, et remarque que les trois quarts de l’équipe du Centre viennent d’ailleurs aussi de province. Elle constate le peu de ressources sur le sujet des femmes en milieu rural, dont les enjeux doivent pourtant d’être mis en lumière, notamment auprès des décideurs dans les instances locales et régionales.

Marie-Pierre BADRÉ, présidente du Centre Hubertine Auclert, conclut ce tour de table en remarquant qu’on a trop tendance à opposer les ruraux et les urbains et que le combat pour l’égalité entre femmes et hommes est particulièrement concret et sensible dans le milieu rural.

Après ce premier tour de table, la discussion s’engage librement entre les participantes à cette journée.

Patricia LEMOINE

Avant d’être élue, j’ai eu une activité professionnelle en tant que directrice de cabinet pendant cinq années. Comme beaucoup de mes collègues, j’ai souffert de la différence de salaire avec mes prédécesseurs hommes, pour le même poste que celui que j’occupais. Cette différence de salaire reste une problématique d’actualité, il faudra encore quelques années avant de réduire cet écart. En 2008, j’ai été élue maire et présidente de l’intercommunalité du Pays Créçois. Quand on s’engage dans une démarche comme celle de se mettre au service d’une collectivité, concilier vie professionnelle avec activité d’élue, maire et présidente d’intercommunalité, cela ne fut possible que deux ans d’affilé.

En fin d’année 2009, j’ai été contrainte d’abandonner mon activité professionnelle, choix qui a été assumé, parce que j’avais le sentiment de ne pas faire le travail correctement, et de survoler mes différentes missions. Quand je regarde les hommes autour de moi, qui ont une activité professionnelle eux aussi, ils arrivent à continuer cette activité tout en étant maires ou présidents d’intercommunalité, et parfois en étant aussi conseiller régional ou départemental. Du coup, on est obligés de se poser la question : pourquoi nous, les femmes, nous sommes contraintes de renoncer ou bien à nos fonctions électives, ou bien à notre activité professionnelle, quand les hommes, eux, arrivent à mener de front toutes ces tâches ? Je n’ai pas la réponse à cette interrogation, mais j’ai une petite idée tout de même…

Beaucoup de femmes, investies comme moi, ont été confrontées à cette problématique. La différence de traitement entre un homme et une femme est toujours d’actualité et il est difficile, dans un certain nombre de métiers, de concilier vie professionnelle et fonctions électives.

Ce témoigne est aussi intéressant, au moment où des élections municipales et communautaires se préparent, et où un certain nombre d’élues, notamment en milieu rural, jette l’éponge parce que le poids des responsabilités est extrêmement important et que des sacrifices sont nécessaires dans la vie privée. C’est certainement la même chose aussi dans le milieu agricole, dans lequel on sait quand on commence le matin, mais pas quand on finit le soir, et cela sept jours sur sept, et toute l’année !

Le diagnostic qui vient d’être présenté ne surprend personne, et en même temps il montre la prise de conscience actuelle quant à la nécessité de combler un fossé qui a subsisté pendant des décennies. De plus en plus de femmes se tournent vers des métiers traditionnellement réservés aux hommes, comme par exemple les femmes chauffeurs de bus. Les mentalités évoluent, le clivage hommes-femmes tend à s’amenuiser mais, en milieu rural, on part avec un handicap important : celui des mobilités. Sur le territoire du Pays Créçois, la frange ouest est plutôt urbanisée et dispose de lignes de transport bien desservies. Mais sur la frange est, qui compte 19 communes, on est en milieu rural.

Pour réduire cet écart entre les hommes et les femmes, il fallait développer les moyens de transport, choix assumé, qui a mobilisé des moyens extrêmement importants. Mais l’intercommunalité est dépendante des transporteurs et de l’entité France Mobilité Ile-de-France, et les moyens sont toujours déployés en priorité sur les zones qui sont les plus urbanisées. Tant que dans la conscience collective, on n’aura pas compris que pour faire bouger les lignes, il faut quand même prendre en compte la ruralité et lui donner les moyens de pouvoir évoluer, les progrès ne seront pas possibles.

Laurence PICARD

Sur les fonctions électives, je n’ai pas le sentiment que les femmes sont vraiment sorties d’un système dans lequel elles ont l’impression qu’elles ne sont pas légitimes…

Patricia LEMOINE

Tu as parfaitement raison : en 2008, à Condé-Sainte-Libiaire, c’était la première fois qu’une femme était élue maire. Je peux vous dire que pendant deux ou trois ans, j’ai été confrontée à une population qui défilait dans mon bureau, pour exiger de moi, une femme, des choses pour lesquelles mes prédécesseurs n’avaient jamais été sollicités. Il y avait de la défiance, simplement parce que j’étais une femme. Au bout de deux ou trois ans, ils ont fini par comprendre que je savais de quoi je parlais et que j’avais du tempérament. Mais il a fallu que je fasse mes preuves, j’ai été mise à l’épreuve alors que ce ne fut jamais le cas pour mes prédécesseurs. J’avais la nécessité de démontrer que j’étais en capacité de « faire le boulot », et même, j’ai la prétention de le dire, souvent mieux que les hommes.

Marie RICHARD

La nécessité pour les femmes de se justifier, et de tendre à la perfection, on est bien d’accord là-dessus, mais je voulais aborder quelque chose d’autre, qui n’apparaît pas forcément dans ces statistiques et sur ce territoire, un sujet assez peu exploré me semble-t-il. Il y a une population très ancrée, un certain nombre d’entre vous sont nés ici, mais il y a également une population extrêmement mobile, des couples qui s’installent, qui bâtissent ou qui achètent une maison, et qui s’en vont très rapidement, au point que c’en est même très étonnant. C’est une réalité nouvelle, qui doit être prise en compte.

Autre facteur très difficile à appréhender : l’angoisse des femmes qui habitent à la campagne, dont la situation est précarisée du fait de la non régularité de leurs emplois, quand elles travaillent sur place. Les femmes qui travaillent ici dans des grandes surfaces ne connaissent pas leur emploi du temps à l’avance, elles peuvent être convoquées à tout moment, avec impossibilité de s’organiser au quotidien. Pour les femmes qui travaillent à l’extérieur, qui prennent les transports en commun ou la route, c’est l’angoisse de ne pas rentrer à l’heure. J’ai été très frappée, comme maire, par cette énorme angoisse des femmes dont les trains sont retardés, ou dont le trajet sur la route s’avère beaucoup plus long que prévu à cause d’un accident, et qui savent qu’elles vont arriver en retard pour récupérer leur enfant chez la nounou ou à la halte-garderie. Et ces femmes ne dialoguent même plus d’égal à égal avec la nounou, parce qu’elles savent que tôt ou tard elles devront leur demander des services supplémentaires.

Au-delà du cadre tout à fait agréable et qualitatif de la vie rurale dans ce département, il y a quand même des écueils, et des couples qui explosent à cause des contraintes, des enfants livrés à eux-mêmes en fin de journée jusqu’à 20 h… Bref, toute une série de facteurs qui s’ajoutent et qui pourrissent un peu la vie quotidienne.

A la Ferté-sous-Jouarre, nous avions mis en place un planning familial, le second en Seine-et-Marne, qui s’est révélé très utile, étant donné les problèmes rencontrés par les femmes : problèmes d’orientation, d’anonymat, d’informations de base, encore plus accentués lorsqu’on vit dans un hameau loin de tout.

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