Exploitantes agricoles en Île-de-France : statuts spécifiques, problématiques spécifiques ?


Jacqueline COTTIER, Présidente de la commission des agricultrices de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA)

Je retrouve beaucoup de points communs entre tous ces témoignages et mon propre vécu d’agricultrice. Les agricultrices ont eu gain de cause, grâce à un combat qui a duré 50 ans, lorsque la FNSEA a créé une commission d’abord nommée « commission féminine ». Des femmes, dans les départements, se regroupaient sur des thématiques de formation, qui ont permis d’aborder beaucoup de sujets, notamment la gestion de la famille, et de constater aussi le manque de reconnaissance de leur place et de leur investissement.

Autrefois, l’agricultrice épousait à la fois le mari, le métier et la belle-famille. La situation a évolué de nos jours, mais il y a encore des agricultrices qui sont en danger dans leurs exploitations tout simplement parce qu’elles n’ont aucun statut, donc aucune couverture sociale et aucun droit à la retraite. Le statut de « conjoint collaborateur » a permis d’évoluer, il est à espérer qu’il devienne un statut à part entière lors de la réforme des retraites à venir.

La force des femmes, c’est beaucoup d’énergie, il ne faut rien lâcher. Au niveau agricole, nous avons obtenu la représentativité des femmes dans les Chambres d’Agriculture, à raison de deux hommes pour une femme. Ce n’est pas encore la parité, mais cela a permis à des agricultrices de s’impliquer, alors que culturellement, on fait toujours douter les agricultrices. Heureusement, les agricultrices suivent désormais des formations, sur la prise de parole en public notamment. Une femme agricultrice s’engage, mais après avoir bien pesé tous les enjeux, professionnels et personnels.

Nous avons mené une enquête, sur tout notre réseau, pour identifier les freins à l’engagement des agricultrices : viennent en tête le manque de confiance en soi, puis la disponibilité, le manque de temps.

Carole JUNG

Quand vous dites agricultrice, vous parlez de femmes toutes seules à la ferme, sans mari, ou avec un mari qui fait autre chose ?

Jacqueline COTTIER

Quand la femme a le statut agricultrice, elle peut être associée, dans le cadre d’une société ou d’une association d’agriculteurs. C’est une « exploitante », ce n’est plus « la femme de ». Il n’y a pas de différence, à l’heure actuelle, entre agricultrice et agriculteur. Désormais, lorsque vous êtes présent sur une exploitation agricole, vous avez l’obligation d’avoir un statut et il y a trois choix possibles : exploitante, conjoint collaborateur ou salarié. L’agricultrice d’aujourd’hui choisit son métier, et elle s’est formée pour cela. La plupart du temps, elle a même un niveau de formation plus élevé que ses collègues masculins. Elle a son projet, elle sait ce qu’elle veut, et en principe, elle garde le cap. C’est un choix de vie, une vie professionnelle qui engage sur de longues années, avec des périodes plus ou moins difficiles.

Les jeunes filles représentent désormais presque 50 % des jeunes formés dans les écoles agricoles, mais on ne retrouve pas ensuite la même proportion lors de l’installation. C’est souvent parce qu’elles n’ont pas réussi à trouver de stage, parce qu’elles baissent les bras par manque d’encouragement.

Céline BERTELIN

Et puis il y a aussi le célèbre « elle va tomber enceinte, donc je préfère prendre un homme ».

Jacqueline COTTIER

C’est vrai, mais c’est vrai aussi dans tous les secteurs professionnels. Par ailleurs, un propriétaire qui a le choix entre une jeune agricultrice ou un jeune agriculteur, pour peu qu’elle ait un projet un peu atypique, le propriétaire choisira plutôt le garçon. Nous faisons des interventions auprès des conseillers d’orientation, dans les lycées et les collèges, qui souvent déconseillent aux jeunes femmes de choisir l’agriculture, alors qu’il s’agit de métiers qui recrutent. Derrière l’agriculteur, il y a sept à huit emplois générés. Le métier s’est féminisé, les femmes sont plus visibles, mais il faut encore qu’on leur laisse la place. Le plafond de verre existe : au niveau des élections dans les Chambres d’agriculture, il y a 30 % de femmes, mais dans les bureaux de ces chambres, il y en a beaucoup moins ! Et dans les coopératives, c’est encore plus criant.

L’année dernière, avec la délégation Droits des femmes du Sénat, nous avons réalisé un travail d’où sont ressorties beaucoup de recommandations . Nous avons beaucoup échangé avec des femmes en milieu rural, dans des exploitations, et pas mal de choses sont remontées sur l’isolement, sur les violences faites aux femmes, sur la trop grande distance des centres d’accueil, etc.

Rapport d'information fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur les femmes et l’agriculture : pour l’égalité dans les territoires

Marlène Schiappa a lancé au printemps dernier un projet d’amélioration des congés maternité, notamment auprès des agricultrices. Nous avons déjà 16 semaines de congé maternité et la prise en charge du remplacement, mais il y a toujours un reste-à-charge CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale) et CSG (contribution sociale généralisée), qui pourrait être finalement pris en charge, selon une annonce récente de décrets à venir. Dès lors qu’il y a une déclaration de grossesse, un système de suivi et de rappel est lancé auprès de l’agricultrice.


Anne-Marie NUYTTENS, Co-gérante d’exploitation agricole et membre de l’association Planète Chanvre

C’est vrai que le terme « agricultrice » est assez élastique, il recouvre beaucoup de réalités différentes. Je vois trois générations qui donnent un rapport entre vie privée et vie professionnelle très différent. Au départ, on était « fermier » et « fermière » avant les années 1960, et ce terme correspondait à un statut patrimonial : fermier était un statut juridique (exploitant sans être propriétaire), mais fermière correspondait seulement à « épouse du fermier ». En Seine-et-Marne, on est essentiellement locataire de l’exploitation agricole, avec une petite portion de propriétaires, environ 25 % seulement. Les femmes qui étaient fermières avaient une place importante dans l’exploitation, elles s’occupaient de la basse-cour, des fromages, des animaux, et la charge domestique pouvait devenir très importante selon la taille de l’exploitation. Il y a beaucoup de grosses exploitations en Brie, mais aussi des petites exploitations dans lesquelles les femmes s’occupaient de tout, au point d’abandonner leur vie privée. La vie de couple n’existait pas puisqu’on était dans l’intergénération : tout le monde sous le même toit, et sans aucun accès à la culture ou au sport bien entendu.

Puis la fermière est devenue agricultrice, avec une évolution des modes de vie et quelques transformations sociologiques, sûrement grâce à l’influence de quelques mouvements féministes qui ont porté une certaine émancipation des femmes. Et puis l’arrivée progressive de la mécanisation des tâches agricoles a fini par éloigner la femme de son travail sur l’exploitation, en tout cas de son rapport à la ferme. Puis l’agricultrice a revendiqué sa part de travail et sa part de revenus, elle a obtenu un statut, un congé maternité, et finalement de « sans profession » elle est devenue agricultrice à part entière. L’unité de lieu reste forte : il y a une exploitation, un couple, un métier fait à deux, avec un amalgame entre vie professionnelle et vie personnelle, un sacrifice sur les vacances. Clairement, la priorité est donnée aux machines agricoles plutôt qu’à la rénovation de la salle de bain !

Je distingue enfin une troisième génération, la génération actuelle, qui est constituée de vraies professionnelles de l’agriculture. Ou alors, elles sont femmes d’exploitants, mais elles ne sont plus du tout dans l’agriculture, elles ont choisi une autre voie. Maintenant, ce qui est majoritaire, c’est que les femmes d’agriculteurs, en nombre, ce sont des femmes qui sont en dehors de l’exploitation de leur conjoint. Elles ont un métier, non connecté à l’agriculture, et peuvent même partir en vacances, même pendant la moisson, alors que leur conjoint reste sur l’exploitation. Enfin, il ne faut pas oublier les « double actives », qui, pour des raisons de revenus, sont obligées d’aller chercher un travail supplémentaire, tout en travaillant déjà sur leur exploitation. Elles aimeraient bien être sur l’exploitation à temps plein, mais elles doivent assurer un revenu.

Pour l’articulation entre vie professionnelle et vie privée, sans m’inscrire en faux, car je vois bien la détresse des femmes rurales, finalement pour moi une femme agricultrice diffère peu des femmes qui font d’autres métiers. On est dans le cas d’une femme rurale qui connaît les difficultés de l’isolement à la campagne, mais si on choisit d’être auprès d’un agriculteur, ou d’être agricultrice tout simplement, forcément on n’ira pas déplacer la ferme à Paris, on s’installe à la campagne, avec ses avantages de qualité de vie et ses inconvénients aussi. Sociologiquement, il faut que la femme puisse accéder à plus et mieux, certes, mais la qualité de vie à la campagne est tout de même incomparable à celle que propose Paris.


ÉCHANGES AVEC LA SALLE


Clémence PAJOT

L’articulation des temps de vie pose aussi la question des contraintes de la profession : quand on fait la moisson, s’arrêter pour aller chercher les enfants à l’école, c’est quand même compliqué. Il y a des travaux agricoles qui sont objectivement non déplaçables.

Anne-Marie NUYTTENS

Justement, les agricultrices sont sujettes à des horaires très inégaux tout au long de l’année. C’est par exemple difficile de s’inscrire à un club de gym ou d’informatique, parce qu’on sait très bien qu’à certains moments ce ne sera pas tenable, sans parler du travail sur le vivant et de la météo. Par exemple, avec un mars-avril-mai « mouilleux », comme ce fut le cas cette année, l’organisation du travail au quotidien est radicalement différente qu’avec un printemps sec. Par ailleurs, les femmes sur l’exploitation ont tendance à prendre des charges de travail qui vont vers la vente directe ou vers le tourisme, et c’est très consommateur de temps, parce que le temps de la vente vient s’ajouter au temps de la production.

Alors, soit il y a une désolidarisation totale du couple, sur le plan professionnel, soit il y a une solidarité qui émerge : l’épouse fait un atelier complémentaire, mais avec l’aval tacite du mari qui va plus s’occuper des enfants. Quand on travaille à deux sur l’exploitation, c’est le couple qui va gérer les enfants.

Clémence PAJOT

Donc il y a un vrai partage des tâches domestiques ? (Rires)

Anne-Marie NUYTTENS

Mon mari prépare la cuisine depuis toujours ! Souvent, cette fusion des gestions des temps des époux persiste. Si ce n’est pas le cas, il y a isolement de l’un et de l’autre. Le plus difficile, c’est de réussir à marier des emplois du temps qui bougent tout le temps en fonction des saisons.

L’unité de lieu, ce n’est plus tout à fait vrai dans notre territoire : un certain nombre de jeunes couples font le choix d’aller vivre en ville, notamment parce que c’est plus simple pour élever les enfants. J’ai 63 ans, je vais bientôt m’arrêter, je suis de l’époque où les épouses d’agriculteurs commençaient seulement à prendre de la distance, j’étais plutôt un cas à l’époque !

Marie-Pierre BADRÉ

Tu étais un cas un peu atypique, heureusement qu’il y a eu des femmes comme toi. Quand j’ai commencé à m’occuper du droit des femmes, il y a déjà bien longtemps, il y avait déjà quelqu’un dans notre territoire qui était une figure de ces luttes, et c’était toi ! Mais oui, tu étais un cas un peu atypique, et heureusement qu’il y a eu des femmes comme toi.

Anne-Marie NUYTTENS

A cette époque-là, les épouses d’agriculteurs commençaient seulement à prendre de la distance avec l’exploitation. Si elles avaient fait des études d’infirmière, elles assumaient le métier ensuite, pour contribuer au revenu de la famille et par choix aussi. J’ai fait des études dans le secteur de l’enfance inadaptée et dans le socio-éducatif, et je suis arrivée finalement dans un institut de formation de responsable agricole. Avec mon mari, pendant trois ans, on a failli lâcher. Non seulement j’allais travailler mais il le fallait, financièrement. Et mon mari n’a pas eu le choix, il devait s’occuper des enfants. Fille d’agriculteur moi-même, j’ai épousé un agriculteur et aussi le métier d’agriculteur, et je me sens bien dans ce milieu. Globalement, c’est un métier intéressant, qui me passionne.

J’ai donc été double active en étant à la fois formatrice pour responsable agricole ainsi qu’aide sur l’exploitation, en faisant la moisson avec mon mari, au volant de la moissonneuse-batteuse. Mon mari a toujours voulu qu’on soit partenaires à 50/50 sur l’exploitation, ce qui ne se fait plus du tout juridiquement, pour éviter les problèmes de répartition de l’exploitation lors des divorces.

Dernier point, la mise en place de Planète Chanvre, qui est une société de production et de transformation de chanvre, « petite pépite agro-industrielle locale », m’a-t-on dit récemment. Cette structure a créé 14 emplois, avec quelques enchantements mais aussi beaucoup de labeur après déjà dix ans d’activité.

Finalement, quelle est la recette miracle ? Je répondrais volontiers : un bon mari, des enfants formatés, une bonne santé, travailler en dehors des horaires de travail et accepter de rattraper le temps perdu la nuit ! (Rires)

Je voudrais dire deux ou trois choses pour finir. Je trouve que les agriculteurs ne sont pas misogynes, je n’ai jamais eu besoin de lutter, j’ai pu devenir présidente de ce que je voulais. _(Contestations dans la salle) _Bon, c’est peut-être seulement parmi les responsables, mais dans mon cas on m’a demandé assez jeune de prendre des responsabilités.

Par ailleurs, c’est un métier où il faut être motivée. C’est peut-être aux élus et aux responsables de savoir faire émerger des projets. Il y a pas mal de femmes qui ont des projets, qu’il faut savoir aller chercher et guider vers les aides. La question de la formation et de l’emploi est primordiale, et celle de l’éloignement doit être traitée. L’accès aux soins, la prise en charge des enfants sont autant de sources d’angoisse pour les femmes, en plus des contraintes de l’agricultrice.

Aujourd’hui encore, dans les fermes d’élevage, la femme peut plus facilement trouver un travail, si elle en a vraiment la volonté, par rapport à une exploitation céréalière par exemple. Naturellement, la femme y trouve plus sa place. Auparavant, les fermières s’occupaient par exemple de production laitière et se focalisaient sur l’élevage des veaux, dès le petit matin, et intégraient leurs tâches familiales à leur journée de travail, sans qu’il y ait de friction particulière.

Marie RICHARD

Quand Planète Chanvre s’est mise en place, Anne-Marie Nuyttens a joué un rôle de leader, dans un groupe exclusivement composé d’hommes. Et il n’y a pas eu de contestation à sa présence, tout s’est fait naturellement, et elle a entraîné un groupe d’hommes dans une aventure qui était financièrement risquée.

Marie-Pierre BADRÉ

A l’époque où Anne-Marie était très présente, au démarrage de l’activité, elle a surtout réussi à convaincre des acteurs essentiels, des gens comme nous. Combien de fois a-t-elle dû argumenter, à l’époque, pour qu’on finisse par y croire ! C’est l’argumentation qui a prévalu sur tout le reste, mais ça n’a pas été facile au début, il s’agissait de prendre un risque. Mais il est très juste de dire qu’à l’époque, elle n’a pas été contestée, jamais !

Paul DAULNY

Le but de cette réunion est d’aboutir à des préconisations pour les décideurs politiques. Là vous en donnez une : la question de l’engagement de la puissance publique sur le soutien à des projets agricoles innovants.

Pascal FOURNIER

Je voudrais revenir sur ce phénomène qui veut que les femmes, arrivées à des fonctions électives, ressentent le besoin de faire leurs preuves. Les choses évoluent désormais, il y a quand même une évolution des mentalités en la matière, on peut s’en satisfaire aujourd’hui. Mais il est clair aussi, et je suis élu depuis trois mandats, que le travail conduit et porté par la gente féminine, est beaucoup plus abouti. C’est clair, il n’y a pas de mystère, lorsqu’on était autour d’une table et que chacun présentait ses projets, les dossiers administrés par des femmes, en général, étaient bien meilleurs.

Jacqueline COTTIER

On travaille toujours beaucoup pour favoriser l’engagement des agricultrices. Nous, agricultrices, nous avons un remplacement professionnel, mais si on s’absente quelques jours pour la formation continue ou pour prendre des responsabilités, qui est là pour gérer la maison ? Les enfants ? Je verrais bien un système de défiscalisation de l’heure d’emploi à domicile pour palier à ce problème. Les femmes sont sous-consommatrices des formations, puisqu’elles n’arrivent pas à partir en formation !

Paul DAULNY

De mémoire, les femmes représentent 29 % des cotisants aux fonds de formation, mais seulement 22 % des bénéficiaires.

J’ai une dernière question : on a vu dans une étude, en Bretagne, qu’il y avait une sous-représentation des femmes parmi les aides à l’installation versées par le Ministère de l’agriculture. En fait, les femmes sont plus nombreuses sur l’activité agricole que celles qui bénéficient de ces aides. Est-ce un phénomène que vous avez déjà observé ?

Anne-Marie NUYTTENS

Quel que soit le projet, la dotation « jeune agriculteur », c’est-à-dire avant 40 ans, le montant versé est le même, que ce soit une femme ou un homme, mais on s’aperçoit que les femmes s’installent plus tardivement.

Clémence PAJOT

Du coup, l’âge amène une discrimination indirecte, puisque les femmes s’installent plus tardivement. Et donc les femmes sont sous-représentées parmi les bénéficiaires de ces aides.

Paul DAULNY

On pourrait donc préconiser de rallonger, par exemple, de cinq ans l’âge limite pour bénéficier de cette aide, afin que les femmes en bénéficient plus souvent, étant donné qu’elles lancent leur projet plus tard.

Anne-Marie NUYTTENS

On a parlé des enfants, il y a un autre sujet sur lequel on se bat, depuis déjà 20 ans au moins : la majoration des retraites pour les femmes. Comme les agricultrices sont les femmes qui ont les retraites les plus faibles, un pourcentage d’une retraite très faible fait que la bonification pour enfant est de loin bien inférieure à toutes les autres catégories socio-professionnelles. Ce que l’on demande, c’est que les bonifications pour enfants soient forfaitaires, plutôt qu’un pourcentage de la retraite.

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