Transports et mobilité, un enjeu pour l'égalité


Johanna DAGORN, Sociologue à l’université de Bordeaux Segalen, laboratoire LACES (Laboratoire Cultures – Éducation – Sociétés)

Je suis chercheuse à l’université de Bordeaux, mais également chercheuse associée à Paris VIII et à l’Observatoire européen de la violence à l’école. Je vais rendre compte d’une étude commandée par Keolis Bordeaux, la Ville de Bordeaux et la Métropole de Bordeaux. Nous avons mené cette recherche à trois universitaires : Arnaud Alessandrin, Laetitia César-Franquet et moi-même.

La méthodologie se base sur un questionnaire qui a recueilli 5 210 réponses, sur une année entière. Trois grands indicateurs ont été retenus : la typologie des faits de harcèlement, la typologie des femmes concernées (âge, origine, lieu d’habitation, apparence physique, orientation sexuelle), et le sentiment d’insécurité ou de vulnérabilité, le lien entre ce sentiment et la réalité des faits.

Par la suite, des entretiens ont été menés avec des contrôleuses, des conductrices, et des usagères. Ces entretiens avec les usagères n’ont pas été concluants, en raison de perceptions différentes des faits de harcèlement selon les personnes. Enfin, des observations ont été menées dans les transports et les rues. L’étude a été menée sur la totalité des chaînes de déplacement, afin de ne pas omettre de cas, et prendre en compte les différents transports utilisés.

Présentation powerpoint de J. Dagorn

Comment mesure-t-on le harcèlement ?


Quatre grands indicateurs permettent de mesurer le harcèlement :

  • La nature des faits, objectivement identifiés, par exemple en demandant si les personnes se sont fait caresser les cheveux, ou ont subi des attouchements. Nous les avons ensuite classés depuis les incivilités jusqu’au crime : dans la Métropole de Bordeaux nous avons relevé deux tentatives de viol. Dans la même enquête en cours à Limoges, 18 tentatives de viol ont été relevées, avec un sentiment d’insécurité plus faible cependant.

  • Le pouvoir exercé, ce qui signifie la présence d’une oppression du point de vue de la victime, ce qui ne présume pas d’une intentionnalité de la part de l’auteur, au contraire du harcèlement au travail notamment. Une étude actuelle montre que l’intentionnalité, comme à l’école, est faible dans les transports, ce qui implique une possibilité d’amélioration par un travail de sensibilisation.

  • La fréquence.

  • L’intensité, mesurée par le questionnaire en fonction du nombre d’auteurs ou de victimes. Une agression de plusieurs personnes sur une seule a un impact différent des faits d’une personne sur un groupe de victimes.


Les faits


Il apparaît que de nombreuses femmes (25 %) ne déclarent pas avoir été victimes de faits de harcèlement mais cochent quand même les cases sur les mains aux fesses ou dans les cheveux. Cela montre l’importance de la violence symbolique et donc du sexisme ordinaire : les victimes ont intériorisé ces faits au point de ne pas se déclarer victimes de faits de harcèlement. Les chiffres ont été retravaillés car le nombre de réponses est très important. Une femme pouvait cocher la totalité des faits dont elle avait été victime, ce qui complique la lecture des résultats.

La répétition des faits est importante, entrainant une banalisation de ces actes, avec des témoins qui réagissent très peu, un relativisme des victimes, et un sentiment d’impunité des acteurs, qui ne sont jamais interpellés.

Nous avons également demandé dans nos questionnaires de juger l’ambiance dans les espaces publics. Les résultats ont à nouveau été difficiles à présenter, car ils révèlent une certaine ambivalence : environ 500 répondantes jugent l’ambiance « bonne » mais ne sont pas sereines dans l’espace public. Cela prouve que ces femmes ne sont pas tranquilles mais refusent de trouver l’ambiance mauvaise et de sortir de l’espace public. On découvre également une perception et un sentiment d’insécurité très différenciés en fonction des typologies de femmes. Elles se sentent plus en insécurité après soixante ans, et avant vingt-cinq ans, alors que les femmes de plus de soixante ans sont les moins victimes de faits de harcèlement dans l’espace public. Ceci est à mettre sur le compte du sentiment de vulnérabilité.

Par ailleurs, 50 % des femmes cadres trouvent l’ambiance urbaine bonne, contre moins de 30 % des femmes ouvrières. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce phénomène : la distance à la ville, dont le centre est aujourd’hui gentrifié, alors que les plus pauvres habitent plus loin du centre-ville. Dans ces conditions, les déplacements sont contraints, et l’espace public est moins associé à une logique de plaisir. Par ailleurs, les stratégies d’évitement sont différentes : même si elle ne le fait pas, une femme cadre pourrait prendre le taxi, ce qui diminue son sentiment de vulnérabilité.

On n’observe aucune corrélation entre les horaires et les agressions. Les horaires atypiques ne font qu’augmenter le sentiment d’insécurité. Cela rejoint l’analyse des différences entre cadres et ouvrières : les premières ont des horaires plus souples et subissent moins de contraintes d’horaires atypiques.

Si toutes les femmes sont victimes de harcèlement, on peut distinguer deux types de femmes selon leur apparence, qui sont victimes de deux types de harcèlements différents. Si une femme est vue comme étant désirable du point de vue masculin, elle est harcelée de manière sexiste et sexuelle. Au contraire, une femme considérée comme non désirable est plutôt victime d’insultes. Il s’agit de faits de sexisme dans les deux cas. Il est pourtant différent de se construire sur la base de l’injure, ou sur la base du sexisme ordinaire.

Si les étudiantes sont les plus victimes de faits de harcèlement, elles sont celles qui en ont le moins peur. Nous avons posé la question des lieux que les femmes souhaitent ou peuvent éviter. Nous avons constaté que plus on peut éviter des lieux, moins on a peur. C’est bien la notion de contrainte qui est en jeu ici. Si vous pouvez éviter des lieux, vous vous sentez moins en insécurité, ce qui rejoint à nouveau l’écart entre les femmes ouvrières ou les cadres.

Nous avons posé la question des stratégies utilisées par les femmes pour résister à ces faits. Les étudiantes cherchent à dégouter l’agresseur : elles crachent ou rotent. Cette stratégie est très efficace mais interroge l’état des relations sociales, ces étudiantes refusent d’avoir une relation humaine normale par ailleurs, et se privent de rencontres pour éviter le harcèlement.

Enfin, nous sommes arrivés au même résultat que l’enquête nationale sur l’intervention des témoins : dans près de 90 % des cas, ils ne font rien. Une partie d’entre eux participe au harcèlement, et seuls 5 % interviennent réellement. L’intervention des témoins n’a lieu que lorsque l’agression est d’une telle violence qu’il n’est plus possible de ne pas intervenir.

Deux grandes typologies d’auteurs peuvent être distinguées : ceux qui sont réellement dangereux et peuvent passer à l’acte, et ceux qui se contentent d’agressions verbales, qui dégradent l’ambiance. Ces derniers ne se rendent généralement pas compte de leurs actes.


Préconisations


Nous avons formulé des préconisations selon quatre axes :

  • Lutter contre le sentiment d’insécurité des femmes ;

  • Agir sur les individus auteurs d’agressions et les témoins, par des campagnes de prévention ;

  • Travailler sur les milieux festifs masculins, avec forte concentration d’hommes et d’alcool ;

  • Lutter contre le sentiment de discrimination.

Pour ce dernier cas, il s’agit de femmes voilées expulsées de tramways par la force à Bordeaux. Ce cas est typique de discriminations « intersectionnelles » : on passe plus facilement à un acte raciste lorsqu’il s’agit d’une femme que lorsqu’il s’agit d’un homme.


Echanges avec la salle


Monique DENTAL, responsable du réseau féministe Ruptures

Pouvez-vous préciser votre pensée sur les stratégies d’évitement ? En particulier pour le cas des femmes qui sentent que le harcèlement peut arriver, et qui de votre point de vue préfèrent éviter les relations humaines. Je ne partage pas ce point de vue, parce que je pense que les relations humaines ne se créent que dans des situations d’égalité. Je peux même citer l’exemple de jeunes homosexuels qui préfèrent immédiatement insulter la personne en face pour éviter de l’être.

Johanna DAGORN

Je ne parle pas de relations humaines entre la victime et le harceleur, mais du point de vue de la victime, si elle se place dans un comportement fermé, par ailleurs très efficace, elle ne peut plus avoir de rapports avec d’autres personnes. Dans ces cas de harcèlement, comme pour les femmes battues, il ne s’agit pas de conflit mais d’oppression, et la médiation est donc parfaitement impossible.

Valerya VIERA GIRALDO, étudiante, Université Paris 1

Il existe d’autres stratégies tacites contre le harcèlement, comme par exemple éviter de s’assoir à côté d’un homme potentiellement harceleur, l’avez-vous évoqué dans votre enquête ?

Johanna DAGORN

Nous avons évoqué ces sujets en face à face pendant les entretiens, mais cela ne figurait pas dans le questionnaire, dont l’objet est d’être rempli rapidement sans réflexion excessive.

Cette question est l’occasion d’évoquer une stratégie rencontrée pendant l’enquête, extrémiste bien que très efficace, lorsqu’une femme fait semblant d’être « mongolienne », ou « trisomique » pour faire peur. Cette stratégie pose question car elle renvoie aussi à une norme discriminante : la situation de handicap rend sexuellement non désirable. Finalement, cette étude a montré que cette question du harcèlement est très complexe et normalise d’autres situations discriminatoires par des stratégies d’évitement.

Question de la salle

Avez-vous remarqué une différence entre les modes de transport sur le sentiment d’insécurité et la réalité des actes de harcèlement ?

Johanna DAGORN

Dans les bus, la présence du chauffeur diminue le sentiment d’insécurité. Vous avez, dans les bus, des possibilités d’action plus importantes, liées notamment à la présence du chauffeur, et des stratégies plus nombreuses, comme se mettre à l’avant du véhicule. En revanche, dans le tramway, vous êtes prisonnière du véhicule, et le résultat aurait été probablement le même dans un métro. Enfin, de manière surprenante, le vélo génère un fort sentiment d’insécurité, car lorsqu’une femme est arrêtée au feu rouge en vélo et qu’on lui met une main aux fesses, elle ne peut rien faire.

Laurie GORRIA, étudiante, en ENTPE de Lyon et IEP de Grenoble

Alors qu’on connaît depuis longtemps ce phénomène du sentiment d’insécurité dans les transports, pourquoi étudie-t-on seulement maintenant le lien avec les violences et le harcèlement sexistes ?

Johanna DAGORN

On peut comparer cette situation à celle des violences faites aux femmes en général, alors que dès les années 60, les féministes du MLF avaient signalé ce problème, et qu’il a fallu attendre une grande enquête statistique (ENVEFF, en 2000) pour que ce problème atteigne le niveau politique. Par ailleurs, les réseaux sociaux ont permis une libération de la parole sur ce sujet, et les étudiantes dénoncent davantage que les autres.

Il est nécessaire de réaliser des études statistiques à l’appui des revendications auprès des politiques.

Monique DENTAL

J’avais travaillé sur l’enquête ENVEFF (enquête nationale sur les violences envers les femmes en France) en 2000, et pour la faire accepter, j’ai dû m’appuyer sur des recommandations de l’Union européenne. L’acceptation de cette enquête a nécessité une pré-enquête, car il existait un doute sur la réalité de ces faits, quatre ans avant l’acceptation du ministère de la Santé.

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