Un usage différencié des espaces publics
Corinne LUXEMBOURG, Géographe, laboratoire Discontinuités, Université d’Artois, coordinatrice du programme de recherche-action « La ville côté femmes » développé par Les Urbain.e.s
Où en est-on de la réflexion sur le lien entre genre et espace public ? En quoi cet espace peut-il être un support à des logiques de domination ? Je pose ces questions, car si nous, chercheur-se-s, ne travaillons pas sur la sexuation des représentations de l’espace, la Société ne pourra pas s’en saisir.
Le genre, l’espace public : définitions
Commençons par définir ce dont on parle. Le genre est « une construction sociale des rôles et statuts des hommes et des femmes et l’ensemble des rapports de pouvoir organisant une bicatégorisation hiérarchisée entre le féminin et le masculin » (Bereni, Revillard, 2009). Autrement, dit la relation hommes-femmes n’est pas symétrique. L’espace public peut être défini quant à lui comme l’espace ressortissant strictement à la sphère publique, c’est-à-dire tout espace n’appartenant pas à une « personne morale de droit privé ». L’espace public urbain est alors caractérisé par les rues, trottoirs, places, jardins, parcs, mais aussi délaissés de voirie, terrains vague, parkings, etc.
Il relève des règles garanties par l’État, il est organisé par la puissance publique, il dépend en réalité d’un choix démocratique. L’espace public a vocation à être habité par chacun et chacune, ce qui implique l’égalité. Or l’égalité n’est pas toujours vérifiée.
À chaque colloque ou débat sur la place des femmes dans l’espace public, le mot « insécurité » est systématiquement mis en exergue. Ainsi, les femmes sont sommées d’avoir peur et, si possible, de rester chez elle, dans un milieu censément protecteur, comme si les violences réelles faites aux femmes n’avaient pas lieu majoritairement dans la sphère privée. L’espace public, ce sont les routes, trottoirs, places, jardins, parcs, mais aussi, les parkings, terrains vagues… voire les centres commerciaux, opérés par des acteurs privés mais ouverts à tou-te-s.
« L’intérêt du genre, lorsqu’il est considéré comme une catégorie relationnelle, est de montrer que l’espace urbain est le produit de la relation entre masculinités et féminités (et pas seulement entre hommes et femmes), ce qui suppose l’examen des espaces physiques mais aussi symboliques et politiques que les femmes et les hommes, compte tenu de leurs positions respectives, reproduisent et même façonnent des espaces différents mais, en même temps, des espaces marqués par les inégalités. Car le genre, entendu comme un système dichotomisé et hiérarchisé entre les femmes et les hommes, se marque dans les inégalités des inscriptions des unes et des autres dans les espaces de la ville. »1
Travailler sur le genre signifie travailler sur la place des femmes dans l’espace public, et de prendre en compte la diversité des femmes, par leur origine ethnique, leur classe sociale, leur âge… En France, selon l’INED, les personnes de plus de 60 ans (soit un tiers de la population) sont majoritairement des femmes. L’espace public urbain est-il conçu pour accueillir dans de bonnes conditions ce tiers de la population ?
Le droit à la ville signifie non seulement que l’espace doit être occupé par tou-te-s, mais aussi, qu’il doit faire l’objet de décisions auxquelles tou-te-s participent. Or les aménagements urbains sont de longue date « androcentrés ».
Une expérience de recherche-action à Gennevilliers
Nous menons depuis plusieurs années, à Gennevilliers, une recherche-action « La ville côté femmes » dans le cadre de l’association Les Urbain.e.s.
La recherche repose sur des approches diverses. Les habitant-e-s y sont étroitement associé-e-s. Son objectif est in fine de produire des effets sur l’environnement local. Nos études urbaines impliquent des architectes, des géographes, des artistes, des habitants… et mobilisent des méthodes variées – par exemple, sur le terrain, des marches urbaines nocturnes, ou encore, des ateliers d’écriture collective. Nous sommes animé--es par une volonté permanente de rendre compte de nos travaux aux habitants.
À Gennevilliers, nous avons constaté par exemple qu’en fonction des horaires, certains lieux typiques comme l’école, le marché, le terrain de sport… sont soit majoritairement fréquentés par des femmes, soit majoritairement fréquentés par des hommes. À l’inverse, le métro est plutôt mixte en milieu de matinée.
La représentation de l’espace est également très genrée. Nous avons demandé à des habitants, hommes et femmes, de représenter leurs itinéraires en ville sur des « cartes mentales ». Il en ressort qu’environ un tiers des répondant-e-s ne se sont approprié qu’un ou deux quartiers. Or ces répondant-e-s sont majoritairement des femmes. Un second tiers de population connaît trois à quatre quartiers ; ce groupe se caractérise par sa mixité. Enfin, le dernier tiers se compose essentiellement de femmes capables de représenter 6 à 8 quartiers, car elles sont habituées à accompagner des personnes ayant besoin d’aide pour se déplacer – personnes âgées de leur famille…
Notre expérience de recherche-action passe également par des ateliers d’écriture et d’activités théâtrales, pour que les filles et les femmes partagent leur vision de la ville et des espaces urbains.
Nous essayons d’associer tou-te-s les habitant-e-s du quartier à notre démarche par des communications dans les lieux publics par voie d’affichage ainsi qu’un journal de recherche.
Enfin, une publication scientifique collective au sein de la revue Géocarrefour est venue compléter ce travail2.
Echanges avec la salle
Bénédicte FIQUET, chargée de mission Adéquations
Quelle transformation dans la ville vos travaux ont-ils suscitée ?
Jennifer ROBERT-COLOMBY, Femmes et villes international
Dans quelle mesure vos travaux atteignent-ils les élu-e-s municipaux-les ?
Virginie BERNARD, Centre socioculturel de Belleville
Vous parlez de l’espace public, et à ce titre des centres commerciaux. Il faudrait aussi citer les cafés, dont les terrasses tendent à s’étaler sur l’espace public. Qu’en est-il de la réflexion sur ces espaces ?
Corinne LUXEMBOURG
Notre travail à Gennevilliers se fait grâce à l’investissement d’une municipalité progressiste qui a décidé depuis de nombreuses années de travailler sur l’égalité entre femmes et hommes. Je suis maître de conférences en géographie à l’université d’Artois et membre de l’association Les Urbain.e.s, laquelle a signé une convention avec la municipalité qui l’engage à présenter son action, non seulement, au Conseil municipal – en séance, une fois tous les deux ans –, mais aussi à l’élue locale chargée du féminisme et au Maire, et enfin, à la population elle-même, à travers une revue. Notre diagnostic et nos propositions sont entendus. Gennevilliers est une municipalité où, historiquement, les femmes ont joué un rôle politique. En tant que chercheur-se-s en sciences sociales, nous y sommes heureux-ses.
En ce qui concerne les transformations, nous sommes systématiquement associé-e-s aux modifications de l’espace public : nouveau centre-ville, aménagement d’un écoquartier, travaux sur les jardins partagés – lesquels sont majoritairement fréquentés par les femmes, sur des aspects d’accessibilité, d’éclairage public, de mobilier urbain. Notamment, nous sommes souvent interrogé-e-s sur la question épineuse de la présence de bancs publics, lesquels sont perçus comme nécessaires pour les personnes âgées, principalement des femmes rappelons-le, devant se reposer sur leur parcours, et problématiques en ceci qu’ils sont majoritairement utilisés par de jeunes hommes qui tendent à s’y regrouper, ce qui, la nuit, peut susciter un sentiment de peur pour les femmes circulant à proximité.
Par définition, l’espace public n’appartient à personne. C’est pourquoi j’ai cité le centre commercial, un espace privé mais qui permet la déambulation de tou-te-s sans obligation d’achat. À Lille-Europe, par exemple, des équipements permettent de s’asseoir, de recharger librement son téléphone sur une prise électrique… Quant aux cafés, nous n’avons pas travaillé sur cette question. Une association d’Aubervilliers, Place aux femmes, a déjà produit une réflexion très riche sur le sujet.
Anne-Charlotte JELTY
Concernant Gennevilliers, un écoquartier y est prévu, dont les rues ne porteront que des noms de femmes illustres.
1. Mosconi, Nicole, Marion Paoletti et Yves Raibaud. « Le genre, la ville », Travail, genre et sociétés, vol. 33, no. 1, 2015, pp. 23-28. ↩
2. Disponible en ligne : https://geocarrefour.revues.org/10020 ↩