Focus : Des marches exploratoires aux marches sensibles


Chris BLACHE, Genre et Ville

Aujourd’hui, lorsque l’on parle d’espace public, dès qu’un événement se produit dans un quartier, la solution est toute trouvée : la marche exploratoire. Or les marches sont un outil parmi tant d’autres possibles. Elles sont un moment permettant d’être ensemble, de favoriser une prise de conscience. Pour autant, elles ne sont pas une finalité ni une panacée. J’aimerais que l’on puisse faire évoluer cet outil, mais aussi, que d’autres moyens d’action soient promus. Ce préalable me semblait nécessaire.

Par ailleurs, les marches exploratoires relèvent d’un protocole mis en place au Canada, qui pose question pour plusieurs raisons. Il présente l’avantage de rassembler, certes, de créer un sentiment de force collective bénéfique aux individus participant-e-s ; il fait en sorte que les femmes prennent part à la vie de la cité et donnent leur avis.

En revanche, la marche exploratoire est régie par un vocabulaire très sécuritaire, alors même que nous cherchons à rompre avec l’identité « femme égal victime ». Les marches ne doivent pas enfermer les femmes dans un rôle de contrôle de l’espace public, comme elles l’étaient auparavant, dans un rôle de contrôle de la famille.

Pour éviter ces risques, nous avons souhaité redéfinir le processus de la marche. Le protocole a été retravaillé en ce sens. Dans certains cas, nous prônons des marches non mixtes. Par ailleurs, dans les situations de marches mixtes, nous cherchons à retrouver la multitude et la complexité des identités. Nous proposons alors aux participant-e-s de changer d’identité – avec ou sans changement de sexe, d’assumer un rôle. Cet exercice permet ainsi de changer de perspective, de mettre en cause ses propres clichés et stéréotypes. Pour moi, par exemple, une femme de 50 ans bien dépassés, qu’est-ce qu’un homme de 50 ans ? Et puis, quel homme de 50 ans voudrais-je être ?

C’est aussi la marche elle-même que nous pensons de façon spécifique, dans l’esprit de flânerie, favorisant l’écoute et l’ouverture sensorielle, pour redevenir à la multidimensionnalité de l’espace public. La figure du flâneur est donc prise comme modèle de base. Or elle est éminemment masculine. Les femmes n’ont pas le temps de flâner, ou bien, si elles flânent, elles peuvent subir les assauts d’hommes pensant que leur comportement vaut autorisation. Une partie du circuit est expérimentée en silence. Cependant, à trois occasions, une pause est effectuée, afin de permettre à chacun-e d’évoquer ses impressions et ses sentiments. De la sorte, on encourage chacun-e à s’ouvrir. Enfin, un mot est demandé aux participant-e-s, conclusif, synthétique. À cette occasion, le mot « sécurité » n’est jamais cité.

Nos trajets cherchent à panacher les types d’espaces : centre-ville, quartier propice à la balade, quartier de la gare… Nous avons par exemple organisé des marches à Athis-Mons et Stains. C’est une démarche d’« empowerment » que nous proposons, un travail sur soi permettant à chacun-e d’oser investir des lieux où il ne se sent pas légitime, et en général, de s’ouvrir au maximum. Une marcheuse de Nantes nous a écrit :

« Je me sens différente. Et même dans ma vie, des choses ont changé, parce que j’ai fait aussi les marches de nuit. Des choses ont changé, je suis plus légitime, même si je sens que je n’ai pas tout réglé, quelque chose en moi a changé ».

Son expérience est relatée sur notre site internet. Après des expériences où elle a été impressionnée par la vitesse, le bruit… cette personne s’est réapproprié les espaces. Elle a été fière de nous annoncer que cet été, elle partait seule en vacances en bicyclette, ce dont elle ne se serait pas sentie capable auparavant.

Nous avons aussi organisé des déplacements piétons les yeux bandés, à nouveau dans l’idée d’envisager l’espace de façon différente. La traversée de nuit vise tout autant à bouleverser les perceptions. Et quand, à Brive, nous avons invité des enfants à participer, nous avons recueilli leurs mots, qui ne sont pas des mots d’adultes. Par exemple, chez une petite fille, l’impression de vide, de chute infinie, nous a interpellés.

En bref, quelques points saillants ressortent de notre expérience :

  • la redécouverte de l’environnement ;
  • la levée d’inhibitions ;
  • la découverte de la multiplicité des points de vue ;
  • une approche plus ouverte ;
  • l’envie de collaborer aux aménagements ;
  • une autre perception de la sécurité.

À ce sujet, nous avons lancé le hashtag « 50 nuances de grilles ». Une de nos marches nous a conduits à la rue de la Fontaine-le-Roy, l’espace le plus dense d’Europe. Pour reconstruire un futur plus ouvert, nous y avons lancé le projet « Mémoire du futur », qui vise à utiliser la mémoire d’un passé où la rue était occupée par tous-te-s : enfants, artisan-e-s, vendeur-deuses-s ambulant—e-s…

De la salle

Pouvez-vous nous en dire plus sur les ateliers de graphs ?

Chris BLACHE

Le principe est de sortir de la logique sécuritaire. Notre message c’est, en quelque sorte : « Même pas peur ».

Pascale LAPALUD

L’atelier est organisé dans des centres sociaux, où nous rencontrons des femmes, mais aussi des hommes. Des logos sont imprimés sur un linoléum. Pendant le temps de l’impression, la parole se libère. Nous lisons des textes de Maupassant, Zola… qui nous permettent de pointer les attitudes imposées aux femmes. C’est à partir du XIXème siècle, le temps de ces grands écrivains, que la ville haussmannienne a cloîtré les femmes dans leur domicile. Sortons, allons dans l’espace public écrire « Même pas peur », coller ce message sur les murs à côté des textes des grands écrivains.

Stéphanie, Doctorante à Dauphine

Comment construisez-vous les parcours de marche ?

Chris BLACHE

Souvent, nous passons par des ressources locales comme les travailleurs sociaux. Nous essayons de mélanger les types d’espaces. De site en site, l’objet de l’itinéraire peut varier.

De la salle

Les marches exploratoires ne sont pas une fin en soi, pas plus que les transports en commun non mixtes. Pour autant, travailler sur le sentiment d’appartenance au territoire et sur l’identité est intéressant. Quand on se sent « propriétaire » de l’espace, on le préserve. Dans le cadre des Sept places de Paris, y a-t-il eu des consultations publiques ou des marches exploratoires, féminines ou mixtes, en amont ?

Jean-Christophe CHOBLET

Des consultations publiques ont eu lieu. Mais ce type d’événements intéresse toujours les mêmes personnes : des hommes relativement âgés. Plutôt que cet exercice, par ailleurs trop formel, nous préférons consulter le public à travers l’expérience des collectifs.

Virginie BERNARD, centre socioculturel de Belleville

J’aimerais proposer des marches dans le cadre de mon centre socioculturel. Les marches sensibles ont-elles la même finalité que les marches exploratoires, autour du réaménagement du territoire ? La temporalité de la mise en place du projet est-elle la même ?

Chris BLACHE

La finalité est la même : transformer l’espace public. En revanche, l’outil est différent : plutôt qu’un « diagnostic en marchant », nous retenons un dispositif qui nous permet de traiter la question des femmes et des stéréotypes. Si les femmes ne s’emparent pas elles-mêmes de la réflexion, les solutions qui leur seront proposées consisteront toujours en une réponse en termes d’entretien, d’équipements pour occuper leurs enfants, et autres produits des stéréotypes habituels.

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