Favoriser la présence des femmes dans les espaces publics
Le projet Sept places
Jean-Christophe CHOBLET, Urbaniste, responsable de la mission de Programmation, d’aménagement et d’expérimentation de l’espace public parisien, Secrétariat général de la ville de Paris
Je travaille depuis vingt ans avec Valérie THOMAS sur des systèmes urbains temporaires. Cette dernière, dramaturge de son état, a elle-même travaillé avec Chris BLACHE sur la question de la représentation du corps dans l’espace public. J’ai moi-même fait une bonne partie de mes études sur la question du body art et de la mise en scène du corps dans l’espace public.
Avec Valérie, nous avons pour habitude de « scénographier » cet espace. Lorsque nous avons travaillé sur Paris Plages, nous sommes partis de la nécessité de « trouver le sentiment du territoire existant ». Plutôt que d’adopter d’emblée une démarche purement verticale, nous avons développé les cartes sensibles, dont l’objectif est de trouver comment le territoire fonctionne en décelant une multitude d’a priori que l’on traite ensuite par approches croisées impliquant des sociologues, artistes… et même un reporter de guerre que nous connaissons bien qui, par expérience, sait repérer l’indicible dans l’espace urbain. Nous avons travaillé sur la rive gauche de Paris ou des territoires difficiles à l’est de la France, où le travail se raréfie. En définitive, nous nous sommes aperçus que le projet que nous avions le mieux réussi sous l’angle de l’égalité est Paris Plages.
Pourquoi cette opération Paris Plages connaît-elle le succès ? Sans doute grâce à la grande qualité des aménagements, à la gratuité de l’opération – j’insiste sur cette notion de gratuité, sans oublier le niveau de service (la qualité de l’entretien notamment) et l’ergonomie, qui est essentielle en matière d’aménagements urbains. C’est aussi que notre approche repose sur le récit. Ainsi, Valérie THOMAS, qui est dramaturge, sait mettre en scène, raconter le territoire.
Anne HIDALGO m’a demandé de constituer le Pôle PAVEX d’aménagement et d’expérimentation de l’espace public. Après avoir travaillé sur Paris Plages et la rive gauche, je suis chargé aujourd’hui du projet des Sept places parisiennes. Le cahier des charges de ce projet exclut le concours d’architecture qui viserait typiquement à faire émerger un « nom », mais favorise au contraire l’implication d’un collectif chargé d’un début de « co-conception » de l’espace public.
Par ailleurs, nous travaillons obligatoirement à partir de cartes genrées, sur commande de la Mairie de Paris. Il s’agit de faire entrer dans le monde de l’urbanisme, majoritairement masculin, de nouvelles approches. À Nation, la démarche a commencé par réduire l’espace de circulation automobile en plaçant provisoirement au sol des blocs de béton. Une fois l’espace délimité à la façon d’un grand jardin, la réflexion du collectif retenu pour repenser la place pouvait commencer. Ce collectif a proposé aux habitant-e-s une « demolition party ». Ainsi, ceux-ci étaient invité-e-s à briser l’asphalte – littéralement – pour retrouver le « vrai sol ». Il s’agissait d’un acte citoyen et collaboratif, effectué sous les yeux des élu-e-s et des services de la ville.
Une "démolition party" |
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La démarche insufflée par la mairie de Paris vise à faire entrer la problématique du genre dans les questions d’urbanisme. Il faut savoir que la parité est absolue à tous les stades de décision et de conception des projets qui s’inscrivent dans le cadre des Sept places.
Le fait est que la ville a été fabriquée par des ingénieurs, à partir d’un principe masculin d’exclusion. Pour tout le monde – pas seulement les femmes, la reprise en main de l’espace urbain par une ingénierie de défense représente un danger. C’est pourquoi d’autres professions que les ingénieur-e-s doivent être associées à la conception de la ville, soit des compétences dans le domaine des questions sociales, de l’ergonomie, de la qualité des matériaux, etc.
Notre expérience dans le cadre du projet des Sept places montre malheureusement que nous ne parvenons pas à réellement associer les femmes et à prendre en compte le genre dans l’approche de l’urbanisme. De ce point de vue, je parlerai d’échec, au moins sur une bonne partie des collectifs qui sont à l’œuvre sur les Sept places, y compris place de la Nation.
Les questions de genre se heurtent systématiquement à l’esprit gaulois, ou à tout le moins, à une forme de désintérêt poli qui se traduit par l’amateurisme de certaines études sur le genre dans le cadre de nos projets, lesquelles semblent être menées uniquement pour la forme. C’est pourquoi ces questions doivent donc être portées par une lutte quotidienne. En revanche, du côté des réussites, il apparaît que le projet permet de mettre aisément le doigt sur la qualité des actions menées, puisque celles-ci sont faciles à monter et représentent un coût très modéré. Leur potentiel est facile et rapide à évaluer.
Je dois vous parler enfin du guide référentiel « Genre et Espace public », un travail de qualité qui donne les grandes lignes de ce que l’on peut mener à bien en termes de projets pour les collectivités. Vous trouverez ce livre en ligne sur le site Paris.fr. À ce sujet, vos retours nous intéressent, sachant qu’un deuxième volume est prévu postérieurement aux travaux sur les berges – un espace dont les nouveaux aménagements ont rapidement été loués, mais qui présente un visage très masculin à partir d’une certaine heure…
Le Guide référentiel Genre et espace public publié par la Mairie de Paris en 2016 |
De la salle
Vous avez parlé d’une bataille quotidienne pour prendre en compte le genre. D’où provenait le problème ?
Jean-Christophe CHOBLET
Il ne provenait pas de la Mairie, dont la démarche était très claire et assurée. En revanche, les équipes chargées des différents projets, majoritairement masculines, ont eu du mal à prendre en compte la dimension du genre.
Chris BLACHE
Pour les membres de ces équipes, clairement, le genre est un non-sujet. Sans un travail de sensibilisation, cette dimension n’est pas acquise. Jean-Christophe CHOBLET, heureusement, n’a cessé de questionner les travaux sous cet angle du genre. Nous nous heurtons encore à des difficultés persistantes. Certains pensent que la question du genre est dépassée, presque « ringarde ».
Marie, Compagnie des Marlins
Quelle est la différence entre « espace commun » et « espace public » ? En quoi les ingénieurs prennent-ils le pouvoir ?
Jean-Christophe CHOBLET
J’ai beaucoup travaillé sur les centres commerciaux. La notion d’espaces communs permet de raccrocher les espaces appartenant au privé, mais accueillant le public. Ainsi, nous parlons préférentiellement d’espaces communs plutôt que d’espaces publics, afin d’élargir l’approche. L’espace commun n’est pas identique, néanmoins, au bien commun.
Quant aux ingénieurs, il en faut évidemment, mais en France, caricaturalement, il existe deux grandes écoles : X-Ponts et l’ENA. Je travaille sur le territoire depuis très longtemps, et j’ai toujours affaire aux ingénieurs de X-Ponts, dont la façon de travailler l’espace public est clairement masculine, centrée sur la rentabilité, la fonctionnalité, le déplacement… À ce sujet, j’ouvrirai une parenthèse : la Société du Grand Paris doit aménager 62 gares : la question des quartiers de gare sera capitale. Je fais partie d’un groupe d’expert-e-s chargé de réfléchir à ce chantier, mais pour l’heure, nous en sommes au « degré zéro » de la réflexion sur ces sujets. Notre groupe n’est composé que d’ingénieur-e-s. Si je ne remets en cause ni leur compétence ni leur nécessité, le problème est qu’ils accaparent les places dans les équipes chargées de l’aménagement, au détriment de la diversité des compétences. En fait, si les ingénieur-e-s reprennent aujourd’hui le pouvoir, c’est que la question de la sécurité est devenue centrale. Or leurs systèmes d’ingénierie créent par eux-mêmes des injonctions à la population. Ainsi, en proposant un objet dont l’objectif est d’empêcher les voitures béliers de pénétrer dans une place, en réalité, on empêche avant tout de proposer. Or si l’on ne propose pas, on stigmatise toujours les mêmes populations.
Marie-France CASALIS, Collectif féministe contre le viol
L’ingénierie, quand elle s’est constituée au XIXe siècle, c’était l’invention. Aujourd’hui, c’est le « process ».
Clémence PAJOT, directrice du Centre Hubertine Auclert
Vous avez évoqué Paris Plages en introduction, dont vous avez livré quelques éléments de bilan. Existe-t-il une évaluation de l’opération du point de vue du genre ? Cela pourrait alimenter notre réflexion.
Jean-Christophe CHOBLET
Nous avons réalisé notre propre enquête, à partir de trames que nous avons nous-mêmes développées. Je pourrai vous les fournir, et vous transmettre les résultats également. L’un des indicateurs que nous utilisons, par exemple, est très simple : il s’agit de calculer combien de temps une jeune fille peut rester immobile dans tel espace public, en l’occurrence, à Paris Plages. Les constats qui sont tirés de l’observation interrogent l’ergonomie, la propreté des espaces… La gratuité de la manifestation ou encore la mise à disposition d’eau potable aux usagers sont également des critères importants, par exemple.
Camille MARTINEZ, élève ingénieure à l’ENTP de Lyon
L’Ecole d’ingénieur-e-s de la ville de Paris (EIVP) est-elle mobilisée sur les problématiques développées aujourd’hui ?
Jean-Christophe CHOBLET
En 20 ans de carrière, je suis intervenu seulement six fois dans une école d’ingénieur-e-s, d’architecture ou d’urbanisme, ce qui s’explique par le mal français de la cooptation. Or de ce point de vue, l’EIVP fait figure de citadelle très fermée. C’est aussi un problème de formation.